vendredi 14 mai 2010

9. Le bunker

Pendant que la Reine nègre rage sur un divan pourri derrière le grand écran du Moon Palace,  Olivia cherche à transpercer le paroi de la piscine avec son canif suisse. Transie jusqu'au bout des doigts, elle sent une pression sous ses aisselles et du même coup, son corps s'élève, elle voit ses pieds émerger de l'eau. Elle se secoue, relève la tête.

Boris la tient à bout de bras, l'air maussade.

- Je t'avais dit que c'était glissant.
- Faisait trop noir. J'ai pas vu la marche.
- Faut faire plus attention. Une chance que j'avais installé la piscine.

La piscine en plastique tient en équilibre sur deux bordures de ciment parallèles assez larges pour une personne. Dessous s'écoule un filet d'eau brumeuse qui serpente dans un canal où s'entassent les décombres de la 3e révolution.

Que sont devenus mes amis mercenaires, les vieux potes de l'inside city: Jimmy Jones, le paperback-poète et Charly Wang, représentant du premier arrondissement de N de Lay? À quoi rime cette mascarade? Pourquoi jouer la carte des civilisés? Il faut se replier, combattre, descendre dans les égouts, reprendre le contrôle du monde du Dessous, trouver une Dounia digne d'une 4e révolution et en finir une bonne fois pour toutes avec les faux-plaisirs anesthésiant du régime de Kao. 


- Ça va, lapin? dit Olivia.
- Ça va, ça va.

Boris dépose Olivia sur le rebord. Il sort une couverture de son vieux sac d'armée, l'enroule autour de la fillette.

- Le bunker est tout près. Faut faire vite, avant que t'attrapes la crève.

Il la tire par la main. Elle rouspète, geigne un peu. Boris l'attrape, la hisse sur ses épaules, jette un regard à sa montre sous sa patte de poil détrempé. Il repère un écrous, le lance à bout de bras pour déterminer la profondeur de champ. L'écho strident leur revient, long et démultiplié. Ils s'enfoncent dans l'égout sans regarder en arrière.

Olivia grelotte; Boris tousse. Une odeur rance de pourriture leur remonte au nez. Les quelques filets de lumière qui se faufilaient entre le grillage de l'égout ne suffisent plus pour s'orienter dans la noirceur. Des yeux perçants clignotent ci et là, suivis de couinements, de grattements. Notre lapin sent des prédateurs qui rôdent.

- Attrape mon portable dans la poche de côté, Olivia.

Elle tâte.

- Brosse à dent, Gau-loi-ses, briquet, corde, pas de portable, mon lapin.
- L'autre poche. Ouvre-le vite! Ça grouille de partout.

Olivia ouvre le clapet du Ericsson TM 506 qu'elle a chipé le mois dernier à un vendeur de rue (une ruse parmi d'autre pour survivre à Kaosopolis où le portable est une denrée rare).

- Ça y est!

Comme des larves agglutinées les une aux autres dans le halo bleuté du portable, une famille de rats approche en sens inverse en crachant vers le lapin et sa gamine. L'écho d'une chute d'eau se mêle à la frayeur.

- On retourne à la caserne!
- C'est trop tard, ma puce. Il faut avancer.

Olivia s'agrippe au longues oreilles de Boris tout en serrant les cuisses autour de son cou.
Boris attrape un vieux roman de S-F ratatiné - Gun with occasional music de Letham - il soupire, fait la grimace et craque une allumette.

Le livre flamboyant pousse les rats dans un cul de sac - le canal se déverse dans le vide.
Boris fait le premier pas. La vermine se jette dans le canal, s'agrippe, remonte de l'autre côté et fait demi-tour.

À gauche de l'embouchure, Boris met la main sur une porte ovale métallique. Il dépose Olivia, insère sa main droite dans une fente; une lueur verte irradie, déchiffre les lignes de sa main. Un déclic sourd se fait entendre et ils pénètrent dans un premier compartiment formant antichambre et fortement défendu par une double porte.

Contre un mur, une pile d'ouvrages politiques et philosophiques grimpe jusqu'au plafond.

- Cette fois, on est dans le trou du lapin? dit Olivia.
- J'ai bien peur que oui.
- Comment on fait pour passer de l'autre côté?
- Il faut ouvrir la porte avec cette clé.

L'index de Boris pointe un objet doré qui dépasse la pile de livres du dessus.

dimanche 28 mars 2010

8. La chute d'Olivia



Durant sa chute, Olivia n'arrivait pas à se concentrer sur sa journée, elle ne parvenait pas à remonter le fil du temps qui l'avait menée à une fin si bête: un plongeon dans le vide d'un égout. Elle revoyait cependant la main de peluche de son père et ses oreilles gris-rose qui pendillaient, alors qu'elle dégringolait toujours plus bas, vers le centre de la terre, un escalier en spirale qui fuyait sous ses yeux et la peur qui l'étreignait tellement qu'elle se mit à pleurnicher. 

Alors qu'elle dégringolait, des pensées prises dans le ressac des larmes semblaient fuir vers la surface à une vitesse proportionnelle à sa chute. Elle revit sa mère, la reine nègre, appuyée contre le rebord de la fenêtre de la caserne, ses yeux vert platine comme elle se perdant dans la pénombre du couchant. Il lui sembla en fait voir une myriade de yeux verts agglutinés aux étroits murs de briques noires qui l'entouraient dans sa chute. Bientôt, les yeux se mirent à flotter autour d'elle; ils avaient une texture spongieuse, incandescente, amorphe. Ils clignotaient aléatoirement comme une ritournelle dont les notes, au lieu de renvoyer des sons, émettaient des signaux lumineux.


Cette valse électrique opéra un charme sur Olivia qui se sentit plus lègère. Elle tenta d'attraper un oeil, mais une lueur bleue argentée lui extirpa un cri. Elle ferma les yeux et les rouvrit, puis les referma aussitôt: sa tête entrait en collision avec une surface visqueuse, froide qui fit un plouf répercuté en échos jusqu'aux longues oreilles de Boris, là-haut.

Lorsque Olivia émergea, elle entendit:


- le couinement d'une famille de rats
- le clapotement de l'eau contre une paroi
- les cris désemparés d'un lapin en peluche


Elle se frotta les yeux, poussa un soupir de soulagement et fit quelques brasses. Entre ses jambes virevoltaient des nuées de méduses dont l'ombre se reflétait sur les murs. Elle tenta de se hisser sur le rebord du bassin, mais se retrouva à nouveau au fond de l'eau. Elle fouilla dans la poche de ses kakis et mit la main sur son couteau suisse, l'ouvrit, transperça la structure. La barbotte se retrouva assise au fond d'un bocal en plastique, grelottante et légèrement agacée. 

  


mercredi 17 mars 2010

7. Derrière le grand écran

Bas de soie enfoncé dans la bouche, mains ligotées, la tête haute malgré tout, la reine. Légère dans ses stilettos, le regard voilé derrière des lentilles Armani, un pistolet sur la tempe.

La cage d'escalier descend en spirale et s'arrête au rez-de-chaussée, derrière le grand écran du Moon Palace.

- Attention à votre tête, ça descend et ça tourne, dit le Gros.
- Ça descend raide, reprend le Petit.
- C'est quoi cette manie de me vouvoyer, dit la reine. Vous en avez plus pour longtemps. Boris va vous retrouver. Il va vous mater pour de bon.

Des coups de talon retentissent. En staccato. Gros plan sur les lèvres de la reine: moue rébarbative.

Vu de dos, l'écran géant ne ressemble pas moins à un écran géant. Les ombres sont denses, l'espace restreint, on étouffe. Des tas de bobines de film traînent ci et là. Des mannequins désarticulés. Des restants de pop corn. Un paquet de Trident à la cannelle. Des jarretelles. Un fouet. Une seringue. Des revues déchiquetées. Une paire de ciseau. Aux murs de vieilles affiches de film : Casablanca, Blow up, Satyricon, Alphaville, Moloch... Vestiges d'une autre époque. Au fond, la lueur d'une lucarne invisible éclaire un vieux sofa entièrement recouvert de perruques bleues.

Le Gros projette la reine sur le sofa.

- Connard, dit la reine.
- Salope, dit le Petit.

Le portable du Gros retentit.

- Allo, dit le Gros.
- C'est qui? dit le Petit.
- Non, dit le Gros. Non, non. Elles est ici. Avec nous.
- C'est le gorillle de Kao, dit le Petit?
- Platine? Pas de nouvelles. Elle n'avait pas de portable, non, dit le Gros.
- Passe-moi-le, dit le Petit.
- Ok. Dans une heure, dit le Gros.

Le Gros ferme son portable.

- T'as raccroché, dit le Petit.
- Ta gueule, dit le Gros.

La reine dans les perruques fulmine en silence. Elle revoit son frère sur la place publique. La balle qui lui transperce les méninges. Le silence qui s'ensuit. La voici à son tour à la merci de l'ennemi, désarmée. Avec ou sans fusil, c'est du pareil au même. Elle n'a jamais appris à tirer. Tout juste bonne à se déhancher.

Si je m'en sors, pense-t-elle, je dois me planquer pour un temps, revoir mon approche, repenser ma stratégie à froid.

Et Boris avec tout cela qui ne répond pas.

mardi 23 février 2010

6. Allons-y, mon lapin!











Sur l'afficheur du portable à Boris, un texto de la reine nègre.

"Toit du MP! Help!"

- Merde!

Boris lâche un profond soupir, puis s'agenouille devant Olivia.

- Attends-moi ici. J'en ai pour deux minutes.

Le jour tombe. Un chat traverse la ruelle. Boris le suit le long du mur de brique qui mène sur le Boulevard des Capucins. Il jette un coup d'oeil sur le toit du Moon Palace. Désert. Le texto a été écrit il y a plus d'une heure.

- Merde!

Le lapin fait demi tour. Il empoigne doucement Olivia sous les bras, la soulève comme quand ça va pas et plante ses deux yeux de platine dans les siens.

- T' es prête?
- J' sais pas.
- Tu sais pas quoi?
- Pourquoi je devrais être prête.
- Bien sûr que tu sais.
- Peut-être bien.
- Alors?
- Allons-y, mon lapin.

Boris sort une Camel; Olivia sort son briquet. Elle l'allume; il aspire à fond. L'ombre de longues oreilles et une petite silhouette glissent le long du mur. Lentement. Déjà on sent que ça grouille autour. La noirceur attise la rapace. La faim rend louche. Malgré la chaleur suffocante, des fenêtres se ferment, des portes claquent. La chaîne d'un vélo grince et, de sa selle, un vieux clodo  avec ses provisions sur le guidon racle sa gorge et crache sans sourciller. Le M phosphorescent du Moon Palace dépasse encore de l'angle du mur, puis disparaît. Nerveux, Boris jette un dernier coup d'oeil sur le boulevard. Un petit nègre sur une borne fontaine se décrotte les ongles d'orteils sous le regard louche d'un mec qui vend de fausses lunettes Armani.

Derrière la caserne, non loin de la pôle de métal, une ruelle. Et à quelques pas de là, une bouche d'égout.

- C'est le trou, papa?
- Le trou est partout.
- Mais, c'est le trou?
- C'est ce qu'on va voir.
- Allons-y, mon lapin!

De grosses mains en peluche soulève le couvercle. Olivia se glisse à l'intérieur. Les marches sont longues. Elle ne voit pas le fond. Elle hésite. Boris s'en mêle un peu, il met le pied sur la première marche.

- Attends!
- Allez! Attention à ta tête.
- Ça tourne et ça descend.

Boris prend soin de ne pas laisser ses oreilles dépasser et il referme le couvercle.

- Il fait noir.
- Allume ta lampe de poche.
- Il est où le fond?

C'est là. Juste là. Et comme il dit ça, la main d'Olivia ne se referme pas sur la marche ou plutôt elle glisse, elle dérape, son corps tombe dans un creux et son cri résonne, ce sont des volutes de sons sans concordances, des spirales stridentes qui cillent et s'allongent tout en s'évanouissant et ce ne sont pas seulement les sons qui s'évanouissent mais les membres d'Olivia et ses yeux et ses mains sur le sol dans une sorte de petit vrombissement qui laisse Boris pour le moins secoué en haut de l'échelle.

- Olivia?!

jeudi 11 février 2010

5. La révolution des perruques bleues

Menée de front par Dounia, la stratège des révolutionnaires, les perruques bleues amorcèrent leur première attaque la veille du jour de l'An avec, à leur côté, le commandant Jimmy Jones et le sous-commandant Boris Platine. Inspirés par les attaques-éclair du 3e Reich, les révolutionnaire développèrent la Négro-Blitzkrieg. Il s'agit d'une attaque fourdroyante, rapide, sans concession, mais qui, contrairement à l'approche allemande, déploie ses forces non sur une ville, mais sur le domicile des hauts-dirigeants de Kao. Ces attaques avaient toujours lieu par des nuits sans lune (d'où l'ironie du nom du quartier-général, Moon Palace) sur plusieurs fronts en même temps, de façon à décupler l'effet et à créer la confusion, voire la stupeur chez l'ennemi. 

Fait important à noter: les organons étaient constitués de nègres volontaires, armés jusqu'aux dents et prêt à tout pour avoir un morceau de la chair de Kao. Pour eux, l'idéal consistait à la faire griller sur une broche comme un porc pour revivre les rites ancestraux du cannibalisme. Puisque les attaques avaient lieu en pleine noirceur, les nègres, pour se reconnaître au halo d'une lampe de poche, s'affublaient d'une perruque bleue.

Devenus fameux aujourd'hui, on retrouve encore ces symboles de la première révolution égarés ci et là dans les rues, sur les autoroutes. La plupart sont en piètre état, mais certains d'entre eux, retrouvés intacts, sont vendus à un prix exorbitant sur E-Bay.

De nos jours, les nègres constituent 83% de la population de Kaosopolis. Déchus et désenchantés par la défaite simultanée des 3 Révolutions, ils errent dans les rues, l'oeil hagard et les poings en sang. Ils ont promis de retrouver et de manger les entrailles des frères qui les ont trahi pour avoir une part du gâteau de Kao.

P.S. Aucun testament ne semble rendre à sa juste valeur l'ampleur du mouvement de contestation radical entrepris par les perruques bleues. Cependant, la rumeur veut que Jimmy Jones y ait annoté les stratagèmes, les plans, les pensées dans son journal intime. Cela reste à prouver.

4. Sur les traces de Kao

En octobre 2038, Kaosopolis assiégée par Nanopolis, une ville entièrement peuplée de robots miniatures, a été vaillamment défendue par Kao (voir photo sur la page principal du site), la jeune présidente japonaise de la plus grande société de produits de soins de beauté (en particulier les soins de la peau et des cheveux), mais aussi de produits de santé qui augmentent l'espérance de vie de sa clientèle d'au moins 15 ans. Le produit vendu à un prix exorbitant a non seulement créé la division la plus radicale entre la classe riche et la classe pauvre, elle a complètement enrayé la classe moyenne, provoquant du même coup un conglomérat de sociétés secrètes vouées à part entière à l'anéantissement de la présidente. Comme on le sait, la milice militaire archi-milliardaire de la présidente Kao, portée au pouvoir suite à sa foudroyante victoire contre les androïdes de Nanopolis, est d'une fidélité et d'une cruauté à tout rompre. Cette réalité explique les émeutes, les bombes, la terreur qui règne depuis.

Si le monde continue à vivre, c'est dans un état d'hébétude, de dégôut et d'angoisse permanentes. Voyez l'atmosphère autour du célèbre Moon Palace (ancien quartier général des premiers révolutionnaires antikaosopoliciens), aventurez-vous, si le coeur vous en dit dans le Nid, la fameuse planque de Dounia où l'on retrouve partout sur les murs les photos des révolutionnaires déchus, du lapin sous-commandant dans son fameux accoutrement et d'Olivia, son arme secrète, l'innocence du cyanure et le feu vert dans ses yeux de platine. Voyez aussi les images jaunies de la photographe qui a élévé son art à un degré de précision militaire. Même si les coins sont un peu jaunis et racornis, on peut admirer la composition, les effets de lumière sur les corps décrépis, le ramassis d"objets hétéroclites perdus dans la mégapole: oursons en peluche évidés, batterie de cuisine, livres éventrés, meubles Louis XIV, trombones, Bixis, vieux PC, coeurs de pommes et carcasses de poulet pourries. À vos pieds, vous trouverez sans doute ce qui reste des perruques bleues***, vous les verrez aussi, en plongée, si vous marchez jusqu'à la fenêtre, telles de luminescentes méduses glissant le long des ruelles et des autoroutes au gré des saccades de vent et de pluie, memorabilia fantomatique d'une époque déjà révolue.

dimanche 31 janvier 2010

3. Dark Lolita











Le Dark Lolita, scabreux love hotel tokyoïte situé en face du Moon Palace, à deux pas de la bibliothèque de Babel, était un lieu de désoeuvrement et de luxure pour les cadres, les intellectuels, les petits commerçants, les bons pères de famille, les rejetés, les mal-famés, les emmerdeurs, les patrons, les étudiants -  toute une racaille en mal de nourriture terrestre qui cherchait un moyen de diluer la semaine entre les hanches d'une somptueuse négresse. Nul n'y entrait sans y laisser une part de son âme. Nul ne s'en repentait.

L'entrée du Dark Lolita, deux grandes portes noires glacées, débouchait sur un rideau de velours cerise volontairement kitsch. Discrétion assurée. Au-dessus, une affiche en néon clignotait comme une canne de bonbon au rythme des visites : Blanc-libre/ Rouge-occupé. Derrière le rideau, une console à écran tactile offrait deux options:

1. Si vous êtes accompagné, appuyez sur A. Indiquez la durée de votre séjour; insérez le nombre de Kao (des billets à l'effigie de la présidente Kao***) nécessaire dans la fente indiquée à cet effet; choisissez la thématique de votre chambre; appuyez sur Ok. N'oubliez pas de prendre la carte émise. Elle vous permettra d'ouvrir la porte de votre chambre: DL-17.

2. Si vous êtes seul, appuyez sur S. Choisissez l'une des demoiselles qui apparaissent à l'écran; après avoir choisi, appuyez sur son visage; attention le coût de la demoiselle peut varier selon son expérience et la couleur de ses yeux; si vous acceptez le taux horaire de la demoiselle, indiquez la durée de votre séjour; insérez le nombre de Kao nécessaire dans la fente indiquée à cet effet; choisissez la thématique de votre chambre; appuyez sur Ok. N'oubliez pas de prendre la carte émise. Elle vous permettra d'ouvrir la porte de votre chambre: DL-26. Attention! La différence entre l'image qui apparaît sur la console et celle de la demoiselle en personne peut créer une déception ou une surprise chez le client. Dark Lolita n'est pas responsable de votre choix et ne peut, d'aucune façon, vous rembourser.

À Kaosopolis, l'être le plus répugnant pouvait, avec quelques billets à l'effigie de Kao, se payer une partie de plaisir mémorable dans une chambre thématique, modifiée en jungle, en plage avec vue sur mer, en ciel étoilé, parfois avec une prison intégrée, des menottes, des fouets. On y trouvait même une chambre capitonnée, dont le plancher entièrement matelassé vibrait, tel un haut-parleur, au rythme de sons érotiques. Il fallait bien que quelque chose compense pour la misère de Kaosopolis.

Boris tenait Olivia tout près. Il ne voulait pas que les vendeurs d'organes s'approchent. Il les tenait à distance avec une moue digne d'un enfant qui dédaigne son repas. Il serrait aussi son Beretta dans la poche intérieure de son costume de lapin.

Olivia, tresses noires, yeux vert platine comme son papa, tressautait aux rythmes des enjambées de Boris qui se faisait tout d'un coup plus brusque. Une sorte de rage commençait à paraître dans le tressaillement de ses paupières. Ils allaient encore devoir passer la nuit dans le trou du lapin.

Après avoir ramassé quelques conserves et empaqueté des caleçons de rechange, Boris précéda Olivia le long de la pôle. Sa planque, quoique misérable, avait un avantage : c'était l'ancienne salle de jeux de la caserne de pompiers. Deux tables de billard, une cuisinette, un mini-bar improvisé, une table de poker et, à l'autre extrémité, un trou avec une pôle platine au milieu. La sortie d'urgence de Boris pendant la période mouvementée des 3 révolutions. En face, l'affiche néon du Moon Palace jetait en pleine nuit une douce lumière de fond de mer au milieu du désordre. Cette veilleuse compensait en partie pour les cris de jouissance qui remontait à intervalles réguliers du Dark Lolita. Boris s'y était habitué, mais il n'aimait pas qu'on casse les oreilles à sa petite. Aussi, lui avait-il confectionné une petite maison en bois, calfeutré et bien matelassé, à l'abri du son des balles et des spasmes orgiaques.

La pôle donnait sur la cour arrière. Le trou découpé autour du pôle était assez large pour un homme mince, et même un homme mince costumé en lapin, mais il ne s'agissait pas du trou du lapin. Le trou du lapin, comme aimait à le répéter Olivia, se trouvait plus bas encore et débouchait beaucoup plus loin, à l'abri des regards, des sons. C'était le repère des coquerelles et le royaume de la boîte de conserve. Il était grand temps de s'y réfugier avant que la nuit ne tombe à nouveau.

Boris précéda donc Olivia sur la pôle, puis elle le suivit. En attrapant la gamine, son cellulaire tomba de sa poche de lapin. Ses longues oreilles traînaient au sol lorsqu'il réalisa qu'il avait manqué un appel...

jeudi 14 janvier 2010

2. À 90 degrés au-dessus du vide

Croisés à l'entrée, les deux valets de parking apparaissent sur le toit du Moon Palace, le fameux cinéma abandonné en plein coeur de cette ville en ruines.

À l'avant scène, la reine nègre se tient cambrée dans toute sa splendeur sur les rebords d'aluminium qui lui renvoient, dans ses fausses lunettes Armani, les éclats du Midi. Elle forme un angle à 90 degré au-dessus du vide. Les yeux des valets essoufflés semblent se figer un instant sur le derrière de son tailleur où se découpe deux jambes effilées qui, des hanches vers le bas, débouchent d'un côté sur un bottillon de l'autre sur un pied nu. L'équilibre de la reine qui cherche désespérément son homme plus bas en est pour le moins perturbé. Elle semble hésiter entre ciel et terre, comme une coureuse olympique croquée au vif. La perspective lui donne une jambe si longue que les valets en demeurent assommés.

Deux valets armés, une négresse, la morsure du soleil, le filet de sang aux lèvres de la chienne, sa chevelure hirsute dans la cendre soulevée au vent, spirales dans lesquelles se dissout l'anxiété mêlée à l'insolence du regard. Les deux malfrats s'avancent enfin, la reine se retourne, étourdie, vacille, elle s'écroule dans le gravier.

"Lève la tête, Boris, enfant de chienne". La main dans son blouson tape à la vitesse-éclair les mots incendiaires. Trouver le bouton d'envoi. C'est parti.

Le plus gros des valets la coince entre ses paumes, la relève. Tout en tâtant ses courbes. L'autre se colle en se frottant par derrière. Il la tient en respect avec son Beretta M9. Ils rient.

- Comme ça tu traînes avec un blanc-bec.
- Pauvre con! Avise-toi pas de me toucher, mec. Je connais ton patron, siffle t-elle.

Elle se laisse fouiller, bonne joueuse, ferme les yeux. Un sourire amer fend son visage en deux.

Plus bas, cette forme inhumaine affublée d'un costume de lapin. Les grandes oreilles retombent le long de son costume aux proportions squelettiques. On dirait un lapin dégarni par la chaleur. À ses pieds, une petite môme à la chevelure incendiée.

Qu'est-ce qu'y fout dans ces frocs? Ça ne peut qu'être lui... Et si c'était un des valets déguisé? Qu'est-ce qu'ils ont fait de Boris, alors? Impossible de savoir. Et la petite qui reste bêtement assise à ses pieds. Garde partagée à la con. J'aurais jamais dû accepter.

Des nuages noirs recouvrent le cinéma. Les deux valets poussent la reine vers la sortie. Des rires fusent.

Derrière eux, un portable dans le gravier. Et plus bas, un lapin qui s'apprête à se faire tremper.

mardi 12 janvier 2010

1. Le trou du lapin

Du coin de la rue, en sueur, il admirait la petite. Il la voyait coiffer sa poupée avec le peigne de sa maman et il se disait: des cheveux si blonds, ça va attirer les nègres. Faut pas que je la perde de vue. Faut que je m’assure de la garder des méchants. Et des méchants, il y en a partout. Y a qu’à jeter un coup d’oeil autour.

Les décombres. Ça se défonçait dans les allées et les nuages étincelaient encore.

Mais Boris ne la perdait pas de vue. Il veillait au coton. Et la petite mioche lorsqu’elle levait la tête en souriant, ça lui faisait toujours quelque chose là et il encaissait tout au coeur et le monde continuait à tourner seulement qu’ il n’avait pas envie que quelque chose lui arrive et la reine qui venait pas, qu’il se disait Boris. Il suait dans son costume en jetant un coup d’oeil furtif à sa Rolex, mais il n’y voyait que du poil et il râlait en pensant à sa camelote.

Je vais lui en faire prendre une bourrée, la gueuse, elle va en manger une de travers et elle va voir comment je me chauffe. Faut que je la retrouve quand même. Trois jours qu’elle me fait le coup du fantôme. Et moi qui fait la rue dans cet accoutrement! Heureusement qu’y a la poupée. Et la police qui surveille encore au coin. Fais comme si tu la voyais pas. Regarde ailleurs, siffle un air connu, prends la main de la petite et enfonce toi dans la ruelle, puis déguerpit, lapin, fraie toi un chemin entre les paumés.

Boris entendait une sirène au loin et il pressentait le malheur, une sirène, c’est jamais de bonne augure et surtout pas en juillet avec une môme sur les bras et un malfrat qui te cherche à travers la ville.

Boris n’était pas du genre à s’emporter. Il respirait bien. Il mesurait les prochains coups. D’abord, la petite, ensuite, la ruelle, bifurquer et remonter par le porte de derrière, prendre le sac d’Olivia, la gourde, quelques conserves et ensuite dans «le trou du lapin» comme elle disait si bien. Il n’y avait pas d’autres solutions.